"La milice venait de tuer Jean Zay":

Roger-Gérard SCHWARTZENBERG

Il y a 30 ans Roger-Gérard SCHWARTZENBERG (éducation nationale) écrivait:

"La milice venait de tuer Jean Zay":

Quarante ans en 1944

LE MONDE | 23.06.1984

par Roger-Gérard SCHWARTZENBERG (*)

 

21 juin 1944. C'était il y a quarante ans. Et il n'avait pas encore quarante ans. Cinq balles de mitraillette, dont trois à la tête. Et, avant de mourir, le simple cri de celui qui tombe: " Vive la France ! " La milice venait de tuer Jean Zay.

Reste la mémoire de ce qu'il fut, de ce qu'il fit. Reste son image. En trois témoignages. Pierre Mendès France, d'abord, membre comme lui de la gauche radicale: " Le plus lucide parmi nous. " Édouard Herriot, aussi: " Une intelligence ouverte aux quatre vents de l'esprit. " Léon Blum, enfin: " Il possédait tous les dons d'ardeur et d'éclat qu'on a coutume d'attribuer à la jeunesse. "

4 juin 1936. Le dirigeant socialiste forme son gouvernement et nomme Jean Zay à l'éducation nationale. Il a alors trente et un ans et restera quarante mois rue de Grenelle. Jusqu'au 1er septembre 1939. Jusqu'à sa démission pour rejoindre l'armée et " suivre le cours normal de sa classe ".

Son objectif fondamental ? Démocratiser, moderniser l'enseignement. Développer l'égalité des chances. Ses premiers actes ? Déposer un projet de loi qui prolonge jusqu'à quatorze ans la scolarité obligatoire. Développer les bourses. Créer, au début du second degré, une " classe d'orientation ", commune à tous.

Afin de donner à tous l'occasion d'un véritable choix. Fondé non plus sur l'origine sociale, mais sur les aptitudes.

Ces aptitudes, Jean Zay entend les éveiller par une pédagogie de l'autonomie. Une circulaire ministérielle de 1938 le souligne: " Faites constamment appel à la spontanéité de l'enfant. " D'où les " loisirs dirigés ", le samedi après-midi, avec leurs activités créatrices: journaux scolaires, représentations théâtrales, travaux manuels. Pour ouvrir l'école sur la vie. Pour permettre le développement harmonieux de la personnalité. Dans le même but, Jean Zay généralise l'éducation physique et institue la demi-journée de plein air. Avec le concours de Léo Lagrange.

Avec Irène Joliot-Curie, puis avec Jean Perrin, il crée le premier CNRS et accentue la liaison Université-Recherche-Industrie. Enfin, il trace l'esquisse de l'ENA. Pour démocratiser la haute fonction publique.

Jean Zay avait en charge à la fois l'éducation nationale et les beaux-arts. À ce second titre, il multiplie les initiatives pour rendre la culture accessible à tous.

La culture, c'est d'abord la lecture. Pour la favoriser, il créé les bibliobus, ces bibliothèques itinérantes. De même, pour mettre -physiquement - les œuvres d'art ou les créations scientifiques à la portée de tous, il rénove les musées existants, inaugure le Palais de la découverte, créé le Musée d'art moderne.

Il est avec tout ce qui se fait de neuf, de fort. Qui encourage Bonnard et Matisse, Léger et Braque ? Jean Zay. Qui nomme Bourdet à la tête de la Comédie-Française ? Jean Zay. Qui soutient Baty, Dullin, Jouvet et Pitœff ? Encore Jean Zay. Qui projette d'installer au Palais de Chaillot un " théâtre populaire ", ouvert à tous ? Qui créé la " réunion des théâtres lyriques nationaux " ? Qui décide de créer le Festival du cinéma de Cannes, dont le premier aurait dû se tenir en septembre 1939 ? Jean Zay. Bien sûr.

Septembre 39. Puis juin 40. Et la République renversée. D'août 40 à juin 44, Jean Zay passera les quatre dernières années de sa vie en détention. Dans les prisons de Vichy. Solitaire et exemplaire. Exemplairement fidèle à ses idées.

Le 19 juin 1944, il écrivait sa dernière lettre: " Je n'ai jamais été si sûr de mon destin et de ma route. J'ai le cœur et la conscience tranquille. Je n'ai aucune peur. "

Deux jours plus tard, des miliciens l'abattent dans une carrière abandonnée, près de Cusset. Au Puits-du-diable. Il entrait dans le temps. Dans le panthéon moral de la République.


(*) Secrétaire d'État à l'éducation nationale.

Roger-Gérard SCHWARTZENBERG