Leon Paul FARGUE écrit en 1946 sur "SOUVENIRS ET SOLITUDE" de Jean ZAY.

Rééditiin chez BELIN (2010). Edition originale JULIARD (1946).

" SOUVENIRS ET SOLITUDE " DE JEAN ZAY

LE MONDE | 16.07.1946 à 00h00 • Mis à jour le 16.07.1946 à 00h00 |

Léon-Paul FARGUE.

 

Jean Zay était doué de sagesse, de compréhension, d'amitié. Ceux qui l'ont connu ne pourront lire son livre, si dense et si mesuré, si plein, si drôle souvent, si désolé parfois dans les franges, sans accueillir les larmes qui nous accourent aux yeux quand le passé se présente tout vif.

" Souvenirs et solitude " est le livre de l'histoire abracadabrante et honteuse, mais vécue et indéniable à laquelle nous avons tous été mêlés, et lui plus que tout autre, et non pas seulement parce qu'il put la voir venir, d'abord comme avocat, comme député, comme ministre, comme messager de notre culture à l'étranger, mais à tous moments de sa vie frémissante et bien remplie. Rien ne lui était indifférent. Il n'était pas de ceux qui laissent glisser le regard sur les événements sans s'y arrêter. Il voulait savoir, presque nuit et jour, " où va le monde ", si nous reprenons cette expression qui a tant servi, et à tant de grimauds pour ne rien signifier du tout sous leur plume. Et même l'Histoire connue prend dans sa narration un ton particulier. Elle se montre très étudiée, très consciencieusement suivie. Nous en retrouvons les péripéties sous un éclairage qui leur avait manqué. Et le rendu en est toujours excellent, alerte, scintillant de suc. Qu'il s'agisse de Bergson, du Front populaire, de Léon Blum, de ses propres missions, de la santé même de la République sous les épreuves qu'elle a subies, tout est d'une plume ferme, subtile et pertinente.

Mais les pages qui serrent le plus le cœur de ceux qui se penchent sur les dégâts, les hontes et les assassinats, les tares, les blessures de la France à refaire, les pages les plus chargées de sens profond et d'âme, sont celles qui font voir le détenu dans sa prison, ce sont les méditations de l'homme circonvenu de haine, de celui qu'il fallait avant tout supprimer parce qu'il savait peut-être mieux que d'autres ce qui avait été fait, ce qu'il aurait fallu et ce qu'il faudrait faire, de celui qui avait la mémoire la plus dangereuse et le coup d'œil le moins exposé aux illusions. Il n'est plus, mais son livre demeure, et son souvenir n'est pas de ceux qui abandonnent les cœurs déchirés. Il a été assassiné par la milice le 23 juin 1944(*), au moment où le jour se laissait deviner au bout du tunnel sanglant, au moment où la liberté allait nous être rendue, où il l'attendait comme nous, plus que nous. Cela ne sortira pas de notre chagrin.

Léon-Paul FARGUE.

(*) en fait le 20 juin 1944.